Un naufrage aux Scilly à l'époque victorienne
S.S. SCHILLER en escale à Hoboken
Le 27 avril 1875 à 15 heures, le paquebot allemand Schiller
larguait les dernières amarres et quittait son appontement de Hoboken
dans le New Jersey. Sur la passerelle, le capitaine Georg Thomas avait
le sourire. Encore une fois, il était à l'heure. Pourtant au vu du
tonnage à embarquer et du volume de courrier, en tout plus de 2000
tonnes dont des lingots d'or, il avait un moment bien
cru ne pas pouvoir tenir l'horaire. A présent, avec 248 passagers et 101
membres d'équipage, cap sur la sortie de
l'Hudson et la haute mer, prochaines escales Plymouth, Cherbourg puis Hambourg. Sous ses pieds un bon navire achevé deux ans plus tôt et
qui avait toujours donné satisfaction tant à son équipage qu'aux clients
de l'Adler Linie, cette compagnie venue également prendre sa part de
marché sur le transport florissant des émigrants vers le Nouveau Monde.
Tout était donc
pour le mieux. Pourtant, bien vite, un évènement imprévu venait
contrarier le bon ordre des choses. Voilà que le pilote du port de New
York chargé de conduire le navire jusque devant Sandy Hook émettait des
doutes sur la possibilité de passer la barre car la mer baissait et il
venait de réaliser qu'avec un tirant d'eau de 23 pieds il ne pouvait pas
prendre cette responsabilité. Il n'y avait pas d'autre alternative que
de se soumettre à la décision du pilote et Thomas fort contrarié
devait revenir au mouillage devant Long Island où le pilote débarquait
en disant qu'un autre pilote prendrait la suite pour la prochaine marée
haute. En vain, on attendit un pilote pour la marée haute de début de
nuit ; celui-ci n'arriva que dans la matinée pour la marée haute du
midi. On avait ainsi perdu près de 24 heures et personne à bord
n'appréciait le contretemps. Enfin, en début d'après-midi, le paquebot
était en route libre cap à l'Est, toutes voiles enverguées tandis que
dans la chaufferie on pelletait le charbon sans relâche pour alimenter
la machine à vapeur.
Les pemiers
jours de traversée se déroulaient tout à fait bien, le temps était
plutôt beau et le vent portant. Heure après heure, le Schiller
regagnait un peu de son retard. Mais le beau temps ne dura pas et à
partir du 4 mai, le ciel resta en permanence couvert. Tout point
astronomique étant impossible, il fallait désormais naviguer à
l'estime. Fort heureusement, comme tous bons marins, le Capitaine Thomas
et ses officiers étaient rompus à ce genre d'exercice et la situation
serait juste un peu plus compliquée jusqu'à ce que l'arrivée dans
l'entrée de la Manche permette cette fois de fixer la position en
reconnaissant par exemple le phare de Bishop Rock qui, au large des îles
Scilly, veille sur cette entrée. Avec cette dégradation du temps, la mer
devint également moins belle mais sans présenter autre inconvénient que
de l'inconfort pour les passagers. Au moins, avec cette dépression, on
allait profiter d'un bon vent de nord-ouest qui allait permettre de
continuer à ratrapper le retard. Ainsi, le 7 mai en début d'après-midi,
l'estime plaçait le Schiller à une centaine de milles dans
l'ouest de Bishop, ce qui permettait d'envisager une arrivée à Plymouth
dans la matinée du 8 soit avec juste quelques heures de retard. Georg Thomas
avait donc tout lieu d'être assez satisfait de sa traversée. Mais à
mesure qu'avançait l'après-midi, la visibilité se dégradait lentement ;
de l'ordre de 7 milles à 16 heures, elle tombait à moins de 5 milles à
20 heures. Heureusement, à 18 heures, une courte apparition du soleil
avait permis de vérifier la variation du compas. Lors de la relève de quart
à 20 heures, le Capitaine Thomas indiquait au Capitaine Hiller son
Second que Bishop était à 25 milles sur l'avant et que l'on passerait à
7 milles au sud du phare. Schiller filait toujours 14 noeuds mais
de minute en minute la visibilité devenait de moins en moins bonne
jusqu'à devenir bientôt quasi nulle. Parallèlement, la mer devenait forte
et Thomas toujours sur la passerelle ordonna d'actionner la sirène
toutes les 30 secondes puis de commencer à réduire la voilure. Après en
avoir discuté avec son Second, le Capitaine se rangeait également à son
avis de faire un peu de route vers le sud en venant au SSE afin de parer plus largement les Scilly
par mesure de sécurité. C'était en effet une sage
décision au vu de l'imprécision relative de l'estime.
A 21 heures 40,
Thomas ordonnait la machine en avant lente et de finir de carguer les
voiles encore enverguées ; la visibilité était nulle, inférieure à la
longueur du navire, la sirène hurlait et la grosse houle faisait rouler
le navire. On n'avait bien évidemment pas vu le feu de Bishop mais on
n'entendait pas non plus sa corne de brume... Soudain, à 21 h 45, une
forte secousse ébranla le Schiller qui se souleva dans un long
crissement de métal lacéré. On était sur les récifs ! Précisément sur
Retarrier Ledges à environ un mille du phare.
Passé le
premier instant de stupeur, le Capitaine Thomas reprenait aussitôt les
choses en main. D'abord, essayer de déséchouer le bateau avec l'aide de
la machine. "En arrière toute !" Le seul résultat fut un gros
bouillonnement à l'arrière du navire qui ne manifesta aucune tendance à
se dégager. La houle soulevait le bateau dont la coque crissait à chaque
mouvement. Inquiétant ! On risquait de gros dégâts si le Schiller ne
sortait pas de sa fâcheuse position. Tout autour du paquebot, on
entendait le ressac battre les récifs mais le brouillard était toujours
épais et on ne voyait pas grand chose. Parmi les passagers qui dans les
premières minutes étaeint restés calmes, une certaine angoisse devenait
perceptible et déjà un certain nombre se regroupaient sur le pont d'où
l'équipage tentait de les renvoyer vers les salons. Aussi, lorsque le
Capitaine Thomas donna l'ordre de dégager les canots de sauvetage des
bossoirs sans les mettre à la mer, la panique commença alors à se
manifester parmi les infortunés passagers. |
Au milieu de la bousculade
et des cris il était à présent bien difficile à l'équipage de préparer
les canots pour l'évacuation. Les moyens de sauvetage consistaient en
6 grands canots répartis de chaque bord à hauteur des cheminées plus deux
baleinières plus légères à hauteur du rouf arrière. Ces deux dernières
étaient plus aisées à dégager aussi des groupes de passagers
commençaient à se bousculer en criant pour les atteindre en premier et y
prendre place. Dans ces instants où peut se jouer la vie, les hommes
perdent parfois tout vernis de civilisation et malgré les injonctions du
Capitaine appelant à l'ordre et au calme, une grande confusion règnait.
La mer qui commençait à monter était également au centre des préoccupations de l'Etat-Major du navire. Soit elle allait remettre le
Schiller à flot, soit la situation allait encore empirer d'autant que
les fonds du navire commençaient à faire eau et que le niveau avait
déjà atteint le plancher de la chaufferie. Face au danger de voir les
chaudières exploser, il fallait libérer la vapeur dont le sifflement couvrait
à présent tous les autres bruits, ajoutant encore à l'angoisse ambiante. Une
baleinière fut enfin débordée et une grappe d'individus se précipita
pour y prendre place. Une indiscipline féroce règnait sur le pont à tel
point que Thomas descendu pour essayer de ramener de l'ordre dut faire
usage de son pistolet pour faire dégager de l'embarcation ceux de
l'équipage qui y avaient pris place. Les femmes et les enfants d'abord,
ce soir là, cela ne voulait plus rien dire ! Finalement dans le plus
grand désordre la première baleinière fut mise à l'eau. Aussitôt
certains plongèrent pour la rejoindre et elle se retrouva bien vite avec
un certain nombre d'occupants. Plus grave encore, les mouvements de la
forte houle rendaient pratiquement impossible que cette baleinière
puisse revenir le long du bord afin d'y faire descendre d'autres
passagers... Sur l'autre bord, une confusion extrème règnait également
autour de la mise à l'eau de la seconde baleinière qui finit par se
décrocher de l'arrière et se retrouva pendue sous le palan de l'avant,
précipitant à la mer ses occupants. Finalement dégagée, elle tomba à la
mer où quelques uns purent remonter à bord. Face à ce gâchis, Thomas inquiet du
sort des embarcations donnait l'ordre de maintenir les canots principaux
seulement débordés des bossoirs, prêts à être mis à l'eau, expliquant à
tous que leur meilleure chance de salut était bien de rester à bord du
navire mais allez faire entendre raison à une foule paniquée.
Pour autant, la situation à bord n'était pas brillante non plus. On tira
avec le canon qui servait parfois à se signaler, on tira jusqu'à ce que
la poudre devenue mouillée le rendit silencieux en espérant que le
signail avait été entendu. Pour compliquer la situation, à présent la
mer montait et s'ajoutant à la houle toujours très forte, elle balayait
le pont de ses rouleaux, emportant parfois un ou plusieurs naufragés.
Effrayés par la montée des eaux, les passagers n'avaient plus voulu se
réfugier dans les salons mais à présent ils se serraient les uns contre
les autres à l'intérieur des roufs. Minuit arriva sans apporter aucun
signe de secours et les heures commencèrent à s'égrener, mortellement
longues. Dans tout le bord, ce n'était plus que cris, pleurs d'enfants,
appels... Vers deux heures du matin, une très grosse vague balaya le
pont et la dunette, emportant un grand nombre de naufragés dont le
Capitaine Thomas qui s'y cramponnait, exhortant au calme autant qu'il
le pouvait, passagers et équipage. |
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Il pouvait être aux environs
de trois heures du matin quand dans une trouée du brouillard dont
l'opacité commençait enfin à diminuer, on aperçût quelques éclats du feu
de Bishop Rock à une distance d'environ un mille. Un immense espoir
envahit les naufragés, espoir salué de cris et d'appels. Leurs signaux
de détresse ne pouvaient pas ne pas avoir été entendus et sans aucun
doute, les gardiens de ce phare allaient pouvoir au moins donner
l'alerte, pensaient-ils... Espoir vain, les gardiens du phare n'avaient
rien entendu, pas même le canon en raison de l'écran formé par le
brouillard et du fait du vent qui soufflant du nord-ouest emportait le
son. Bien évidemment, ils n'entendirent pas davantage ces appels et lors
de la relève de gardien à 4 heures du matin, le cédant inscrivait sur le
cahier de quart "Rien à signaler". Cependant, le canon avait été entendu
par des pêcheurs de Sennen (Land's End) qui passaient la nuit à bord de
leur lougre, au mouillage à la côte de St Agnes l'une des îles des
Scilly. Intrigués, ils décidaient malgré le brouillard de prendre la mer
en direction des Western Rocks, ce groupe de récifs auquel appartient
Retarrier Ledges.
A bord du Schiller d'heure en heure il y avait de moins en moins
de vivants. Epuisés, transis de froid, les uns après les autres, ils
lâchaient prise et la mer les emportait. Beaucoup de femmes et d'enfants
avaient déjà ainsi péri. D'autres s'étaient réfugiés dans la mâture mais
là aussi la situation était précaire ; elle devint bientôt
catastrophique lorsque peu après 6 heures, le grand-mât s'abattit en
précipitant à la mer tous ceux qui y avaient trouvé refuge. Les canots
de sauvetage du paquebot ne pouvaient toujours pas être mis à la mer
tant elle était agitée et la seule tentative se solda par la mise en
pièces de l'embarcation. Il fallait donc tenir, ne rien lâcher, tenir et
espérer que des secours arrivent vite et qu'au moins le paquebot tienne
jusque là car malmené comme elle l'était contre le récif, sa coque
s'ouvrait de plus en plus, libérant tout ce qu'elle contenait : ballots,
bagages et tout ce qui flottait.
A cinq heures du matin, les pêcheurs de Sennen à bord de leur lougre
n'avaient rien trouvé et commençaient à revenir vers St. Agnes. Trois
quarts d'heure plus tard, le brouillard se dissipait de plus en plus et
dans une trouée, le gardien de Bishop aperçût l'épave mais il n'avait
aucun moyen de donner l'alerte. De l'épave on ne voyait plus qu'un mât
portant encore des voiles.
Dans le même temps, deux autres canots avaient également pris la mer
depuis St Agnes et à 6 heures du matin, alors qu'ils s'apprêtaient à
faire demi-tour, ils aperçûrent enfin ce qui semblait être un navire au
mouillage et mirent le cap vers lui mais il disparut à nouveau dans le
brouillard. Ce sont eux que le gardien du phare repéra. |
Les sauveteurs qui
avaient perdu de vue le navire le virent bientôt réapparaître. Ce
n'était plus qu'une épave à laquelle il manquait un mât à présent.
Redoublant d'effort sur leurs avirons, ils arrivaient bientôt au milieu
d'un champ d'épaves où ils repêchaient onze naufragés mais la mer était
beaucoup trop forte pour s'approcher du Schiller, il ne restait
plus qu'à regagner St Mary au plus vite afin de déclencher l'alerte. Ils
y arrivaient à huit heures et aussitôt tous les moyens disponibles se
mettaient en route au plus vite vers le lieu de la catastrophe, les
embarcations étant même remorquées par le vapeur côtier Lady of the
Isles. A l'heure où le petit vapeur prenait la mer, il y avait encore 29
suvivants dans le mât avant. Parmi eux il y avait eu cinq femmes mais
aucune n'avait survécu à la nuit. La mer était haute et il ne restait
pas grand place pour s'en protéger mais ceux-là avaient vu la baleinière
sauver leurs camarades parmi les épaves et ils savaient à présent que
les secours ne tarderaient plus et quand dans le lointain on entendit
enfin le sifflet et le ahannement du vapeur, l'espoir devint certitude.
Hélas, ils n'étaient pas au bout de leur calvaire. A ce moment là, une
rafale de vent s'engouffra dans l'une des voiles pendantes et le mât
commença à craquer et à se tordre. Les naufragés instinctivement
grimpaient encore plus haut mais ce poids aggravait la situation et le
mât s'abattit précipitant les malheureux à la mer. Pour la plupart
d'entre eux ce fut la fin.
Les deux
lougres des pêcheurs de Sennen avaient finalement repris la mer et
parvenaient peu après à proximité de l'épave où ils sauvaient encore six
hommes. En dehors de ceux-là et des onze autres repêchés par les deux
baleinières, les seuls rescapés étaient ceux qui dans la confusion que
l'on sait avaient pu prendre place dans les deux embarcations du
paquebot peu après l'accident. Lorsque le vapeur Lady of the Isles
arriva à son tour sur les lieux avec ses canots à la remorque, il n'y
avait plus âme qui vive à bord du Schiller pas plus qu'aux
alentours et ce n'est qu'une moisson de corps sans vie qui fut rapportée
à St Mary.
Les jours
suivants, des cadavres furent rejetés par la mer un peu partout sur les
îles et ilots de l'archipel. La plupart furent regroupés à St Mary et en
grande partie inhumés dans une fosse commune. La mer se refermait sur le
plus grand drame humain que devaient connaître ces îles jusqu'à nos
jours. Quant au nombre exact des victimes, de l'ordre de 340, il n'a
jamais pu être déterminé à dix près ! |
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A St. Mary's, le funèbre cortège des cadavres que l'on emporte vers leur
lieu de sépulture. |
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La presse relate le naufrage |
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Progressivement, des pages complémentaires viendront bientôt étoffer celle-ci.
Ces parutions seront annoncées dans la rubrique Histomar de Facebook
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Il
existe un ouvrage en anglais de Keith Austin consacré à ce grand
drame de la mer. Je me suis beaucoup appuyé sur cette source dans la
rédaction de ces pages. Rendons à César...
L'ouvrage
est disponible sur Amazon, cliquer sur l'illustration ci-contre pour
y accéder directement. |
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